En 2018, Bertrand Latouche a reçu une Étoile de la Scam pour son premier film, Les Œuvres vives. Il est en train de réaliser son second long métrage, tourné il y a quelques semaines. En attendant le montage, retour sur l’histoire de la fabrication du film, de l’idée au tournage.
Depuis quand travaillais-tu sur ce projet et quel en a été le chemin ?
Entre l’écriture de À la légère et la remise des dossiers dans les différentes commissions de subventions, il a dû se passer un an. Repérages compris. Dans un jeu d’allers-retours constructifs avec Estelle Robin, productrice aux films du balibari. Puis il aura fallu une année supplémentaire pour tourner un bout d’essai, écrire les chansons, composer la musique et faire le tournage.
Le parcours du combattant a débuté par le refus de mon projet par Brouillon d’un rêve, reçu le jour même de la remise d’une Étoile de la SCAM à mon film précédent. Ce qui m’a fait comprendre que le succès d’un film n’aide pas forcément le suivant à se faire. Sans doute n’ai-je pas mis toutes les chances de mon côté en écrivant un documentaire assez atypique et genré : une comédie musicale doublée d’un road movie. Les retours des commissions étaient les suivants : « risqué », « on n’y croit pas », « trop ambitieux »…
Par la suite, Les films du balibari ont déposé une demande d’aide au développement à la Région Pays de la Loire et à la Procirep. Nous avons obtenu ces deux aides qui m’ont permis de faire un bout d’essai de deux chansons pour montrer que ma proposition était possible. Je dis « bout d’essai » et non pas « teaser » parce qu’il était bien sûr hors de question de filmer les protagonistes en leur demandant de faire semblant de partir ou de se connaitre puisque l’un des enjeux narratifs de ce film était qu’ils ne se connaissent pas entre eux.
Comment s’inscrit-il dans la lignée de ton travail précédent ?
Bien que les deux films soient visibles isolément, ce film est la suite du premier. Il reprend une thématique, celui de la transmission faite à nos enfants, et en ouvre d’autres : la filiation, le rôle des pères… Et puis c’est un film-bilan, et un film sur l’amitié aussi.
Sur la forme, je me rends compte qu’À la légère a beaucoup de points communs avec mon premier film. Je ne sais pas ce que c’est que d’avoir un style. Ce n’est pas quelque chose que je cherche à cultiver consciemment. Pourtant force est de constater des similitudes. Contemplation. Huis clos. Regard sur les forces et les faiblesses de l’âme humaine. Et une forme de poésie où cohabitent pudeur et impudeur.
Alors je ne sais pas si ce film sera réussi car je manque sévèrement de recul tant que nous ne sommes pas en phase de montage. Ce que je sais, c’est qu’on ne pourra pas me reprocher d’avoir fait le même film. Pour commencer il n’y a pas d’interviewes, ce qui est plus périlleux. Et puis le lyrisme et le surréalisme de la comédie musicale font de ce film un objet à part.
Sur le fond, il y a une caractéristique commune à ces deux premiers films, que je n’aurais pas énoncée si clairement si les différents lecteurs des commissions ne l’avaient pas identifiée : j’ai entendu de manière récurrente « On ne sait pas où est le documentaire et où est la fiction. » Franchement, je ne le sais pas moi même, partant du principe que pour un genre ou pour un autre, il s’agit finalement toujours de raconter une histoire.
Alors sans doute, oui, je flirte avec la fiction. Parce que mes sujets ne sont pas « documentés » et ne cherchent pas à être représentatifs d’une époque ou d’un milieu social. Parce que je crée un cadre à l’intérieur duquel le réel agit comme il l’entend. Mais chaque fois les protagonistes sont dans leur rôle. Je n’écris pas de dialogues ! Et là, je suis bien dans le documentaire.
J’ai fréquenté les Beaux Arts où j’ai appris à distinguer le réel de la représentation du réel. Le fameux « ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Et en même temps, j’ai appris que paradoxalement ces représentations pouvaient paraître plus vraies que le réel. Plus justes. Ce même paradoxe énoncé par Francis Bacon : « L’art est un mensonge qui dit la vérité. »
C’est dans ce sens que j’utilise la mise en scène, et par exemple la comédie musicale qui est ce qu’on fait de plus artificiel dans la représentation au cinéma. Pour atteindre une forme de vérité ou de justesse des personnes que je représente.
La représentation du réel est, en fin de compte, je m’en aperçois, un sujet de fond qui m’intéresse. Et qui est au cœur de mon prochain film, lui aussi sur le cinéma et sur la manière dont on se sert d’artifices pour raconter une réalité qui est faite à la fois d’interprétations, d’oublis, de mensonges faits à soi-même, de fantasmes, de rêves… qui la rendent pour le moins parcellaire et qui pose quelques questions de définition.
Comment le film est-il produit ?
Ma réponse sera forcément fragmentaire n’étant pas aux commandes de la production. C’est, il faut le souligner, la confiance renouvelée d’Olivier Brumelot de France 3 Pays de la Loire et Florence Jammot de France Télévision qui a été décisive pour ce film. Et je dois rendre hommage à leur courage de prendre le risque de co-produire le film d’un débutant – ce n’est que mon deuxième film – sur une forme quand même assez particulière. Et nous venons d’obtenir une aide de la Sacem.
Pour le reste, je peux dire c’est que c’est un film qui manque d’argent ! Nous n’avons eu ni le CNC (FAI), ni la Région Pays de Loire en production. Les films du balibari ont mis une part de leur compte de soutien automatique. Et dans l’attente de réponse de la Procirep, la société de production prend possiblement un risque financier. Les prestataires de matériel ont fait des efforts qui relèvent presque du mécénat, les salariés n’ont pas compté leurs heures supplémentaires, et mon salaire est inversement proportionnel aux coups de reins donnés pour faire ce film.
Mon film précédent s’était déjà passé ainsi. Celui-ci aussi. Ça interroge forcément sur ce métier et sur la possibilité d’en vivre.
Avec quelle équipe as-tu tourné ?
J’ai travaillé avec des personnes que je connais pour leur qualités professionnelles mais aussi – et j’allais dire surtout – pour leurs qualités humaines. Lorsqu’on s’apprête à passer 11 jours ensemble 24 heures sur 24, il faut pouvoir compter sur la bienveillance des uns et des autres, sur leur humour aussi – arme majeure de libération des tensions – pour installer une ambiance qui a forcément un impact sur le film. Le fait que cette équipe soit locale est très secondaire même si je milite évidement pour l’emploi local.
Fabrice Pucel était au cadre et à la machinerie assisté de Cécile Plais qui l’a parfois relayé. Martin Gracineau au son. Et Jean-Luc Grandperret, compositeur de la musique et des chansons du film, était chargé de faire répéter les amateurs que nous sommes. De mon côté, et c’est une expérience intéressante (mais éprouvante !) : j’étais protagoniste, réalisateur et accessoirement pilote de drone.
Quel matériel avez-vous utilisé (son, image) et pourquoi ?
J’ai utilisé au maximum du matériel local. Pour l’essentiel celui des Docks du film à Nantes et, pour le corps caméra, celui de Spray Film à Rennes.
Pour l’image, je souhaitais tourner en 8K avec une Red Helium. Non pas pour la prouesse technologique – bien que je ne me plaigne pas du rendu de ce capteur qui est somptueux – mais pour des raisons purement narratives. L’avantage du 8K est de pouvoir zoomer X 2 dans l’image sans perte de définition. Il y a donc possiblement 3 valeurs de plans dans le même plan. Et c’est important lorsqu’on filme un groupe de 4 personnes. Et puis cela m’épargne un certain nombre de plans de coupes dit d’écoutes qui obligent les protagonistes à jouer. Ce qui sonne souvent faux. Cela permet aussi, évidement, une grande liberté narrative au montage qui pourrait presque faire croire à un multi-caméras. À ceci prêt, bien sûr, que cela ne remplace pas un changement d’axe ni un changement de perspective focale.
Pour le reste du matériel, nous avions une série de focales fixes. Ce qui implique une certaine lenteur de mise en oeuvre. Mais ça me va. Je ne suis pas du genre à courir après la réalité. Je demande aux protagonistes de ralentir pour attendre la technique. C’est plus facile.
Pour accompagner ce dispositif, j’avais à ma disposition un moteur HF de diaph et une commande avec déclencheur pour ne pas avoir à descendre du camion de jeu à chaque manipulation.
Pour ce qui est de l’énergie, il nous fallait de l’autonomie. Nous sommes passés simplement sur des convertisseurs 12-220 V branchés sur les batteries des camions. Et lorsque c’était insuffisant pour le déchargement des cartes en particulier, par un groupe électrogène dont le son du moteur nous berçait gentiment la nuit… Oui, parce que je ne l’ai pas évoqué, mais la contrainte du tournage en 8K est de consommer 640 GO par heure et donc d’alimenter un ordinateur en conséquence.
Pour la lumière, je ne me suis pas encombré. Juste un panneau led sur batteries pour d’éventuels tournages de nuit. Avec en renfort, si nécessaire, les phares des camions. Pour le reste, je suis plutôt du genre à profiter de la lumière naturelle. Et comme je suis également étalonneur, je sais ce que je peux attendre d’une image, ce que je peux corriger, ajouter… Ça me facilite grandement la vie.
Côté machinerie, nous avions une bijoute de base, très utile, des rails de travelling pour un plan que je souhaitais faire. Nous n’en n’avons pas abusé davantage. Faute d’argent, nous avions une accroche caméra sur le camion de jeu un peu bricolée. Ce qui m’a contraint à bien penser et mesurer les montages et démontages qui prennent forcément un peu plus de temps.
Pour le son, qui est une partie que je connais moins, Martin Gracineau a utilisé un enregistreur 633, 4 HF, un sur chaque protagoniste, une perche bien sûr et quelques micros supplémentaires pour le dispositif fixe du camion et les séquences de comédie musicale.
Comment s’est déroulé le tournage ?
Avant de parler du tournage, il faut évoquer la préparation du tournage qui, ici, a quelque chose à voir avec l’organisation d’un tournage de fiction. Il y a les repérages d’abord avec des autorisations chaque jour pour planter nos tentes et stationner. Parce qu’à 2 camions et 8 personnes, on devient voyants. Et je ne pouvais pas prendre le risque du camping sauvage. Anne-Gabrielle Ferré, assistante de production, m’a beaucoup aidé à ce travail en plus de la régie nécessaire lorsqu’on est 8 personnes.
Il faut évoquer aussi le cas particulier de la comédie musicale qui nécessite un travail avec le compositeur/parolier qui doit s’entretenir avec les protagonistes pour écrire des chansons qui leur ressemblent. Et toute la phase d’enregistrement qui a duré 10 jours aux Studios d’en haut avec Rassim Biyikli, qui est un musicien, un ingénieur du son et aussi un accoucheur patient. Il a ensuite fallu répéter avec les protagonistes du film qui sont tous – moi compris – des amateurs. Alors l’ambition n’était pas de chanter bien – même s’il y a quand même un minimum ! – mais de chanter juste. Je veux dire par « juste » que l’émotion soit palpable et s’accorde aux différents moments du voyage et à l’évolution psychologique et physique des protagonistes. Il était donc important pour moi de ne pas faire de playbacks qui auraient manqué de spontanéité et d’une belle fragilité.
Je n’avais pas complètement résolu la question de mon point de vue avant de partir en tournage. Je pensais, à vrai dire, passer par des séquences d’auto-filmage à l’intérieur desquels j’aurais repris en main la caméra pour donner un point de vue de personnage-réalisateur sur les autres protagonistes. La surprise a été de comprendre dès le premier jour que je serais de tous les plans. Que je me devais de faire corps avec les autres protagonistes et être sur un pied d’égalité avec eux : on allait se laver ensemble, pisser ensemble, manger ensemble… pour raconter une histoire d’amitié.
Fabrice, qui devait initialement gérer les installations caméra sur le camion, leurs nécessaires sécurité, et me filmer à l’occasion, s’est retrouvé propulsé cadreur de ce film à quasi 100%. Je ne sais pas comment j’aurais fait sans lui. Ni sans Cécile, son assistante, qui sont tous deux des professionnels qui travaillent plutôt dans l’univers de la fiction. Il leur a fallu apprendre à être plus « rock and roll », être force de proposition, si bien que je crois qu’ils ont pris beaucoup de plaisir à fabriquer ce film.
L’autre surprise a été de découvrir la schizophrénie du double poste de protagoniste-réalisateur. La difficulté d’être présent dans la séquence qui se tourne tout en pensant à la séquence suivante. On loupe forcément des choses. Je veux dire par là que je n’ai pas tout entendu. Même si d’un regard je pouvais interpréter les réactions des techniciens qui sont les premiers spectateurs du film. Très vite, je me suis dit : fais-toi confiance, fais confiance à ton équipe, fais confiance au réel… Ce qui est une vraie gageure pour un anxieux comme moi.
Donc, il y a avait cet état permanent d’invention : cherchant à garder la couleur du film imaginé, tout en m’adaptant aux propositions du réel qui ne sont bien sûr jamais celles imaginées mais heureusement beaucoup plus riches. L’inattendu et parfois le surréalisme se sont souvent invités durant le tournage et nous l’avons accueilli chaque fois avec bonheur.
En réunissant trois amis qui ne se connaissaient pas entre eux, je prenais le risque qu’ils ne se trouvent pas d’affinités, même si je n’ai jamais douté une seconde. Mais il y avait un rendez vous. Et onze jours à passer ensemble pour partager notre vécu. Pour parler de nos pères, des pères que nous avons été et aussi des enfants que nous étions. Bien sûr, le travail d’un réalisateur est de faire un casting et de travailler à établir un climat de confiance. On peut compter aussi sur la bonne volonté de chacun, surtout lorsque ce sont des amis. Mais rien ne garantissait que ce moment de tournage/voyage, comme une parenthèse, soit un moment qui compte pour chacun.
Je suis rentré de tournage. J’ai passé 5 jours à écouter les sons pour vérifier que je n’avais pas fantasmé ce film. Que je n’avais pas confondu l’histoire de ce tournage et l’histoire réellement enregistrée. Ce qui est un écueil possible. J’ai ensuite vérifié quelques plans. Avec quelques déconvenues sur les plans subjectifs camion censés accueillir, sans heurts, les paroles des protagonistes en off. Nous n’avions pas eu les moyens de faire des essais sur le camion qui allait servir au tournage. Je me suis glissé dans une ultime fenêtre météo avant l’automne. J’ai fixé la caméra sur le toit de ma voiture et j’ai refait la route en solo 6 jours durant.
Tout est là, prêt à être monté.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Les prochaines étapes sont devenues compliquées avec les refus répétés des comités de lecture. Nous n’avons, pour l’heure, plus les moyens de notre ambition (ou de notre exigence).
Concrètement, pour le montage, nous sommes confrontés à un problème technologique et financier. L’industrie France 3 en montage n’est pas compatible avec le choix technique du 8K et des zooms au cœur de l’image. Il y aurait localement une possibilité de passer par Les Docks du Film qui a investi dans une station musclée, capable de monter du 8K natif en temps réel et qui vient de signer un contrat avec France Télévision pour faire parti de La Fabrique. Mais je ne suis pas en mesure pour l’instant de dire quelles sont les possibilités de passerelles au regard de la politique budgétaire de France Télévision. Pour l’heure, je suis en stand-by et Estelle Robin-You, la productrice, cherche des solutions.
Il y a une autre problématique que je soupçonnais et dont je m’étais ouvert à Florence Jammot et Olivier Brumelot : c’est un film long. Parce que la dimension de la comédie musicale ajoute ou retire – comme on veut – au temps à proprement parler documentaire. Il y aura vraisemblablement deux versions. Et en tout cas une première étape qui correspond au temps idéal du film – contenu en lui même – qui doit nous servir de base pour aller vers une version plus courte contrainte par les espaces télévisuels.
J’avais déjà opéré ce travail avec Sophie Averty, monteuse des Œuvres vives. Travail que je ne vis pas comme un sacrifice mais plutôt comme un jeu. Mais c’était sans doute plus facile sur mon premier film. Parce qu’il y avait des interviewes et parce que la narration était plus impressionniste. Donc une dilatation du temps possiblement plus élastique.
En conclusion
Je ne sais pas si c’était un film ambitieux ou risqué. J’ai en tous cas, heureusement, une dose d’inconscience suffisante pour ne pas me poser la question d’un film en ces termes. C’est en tous les cas un film inhabituel, ça oui, qui demande des moyens inhabituels que nous n’avons pas réussi à réunir pour l’heure. Cela pose un certain nombre de problèmes, et de questions directes et indirectes sur la possibilité d’un film.
wahh, film super plaisant à regarder et inattendu. Benh oui étant une femme de 60 ans c’est super de drole et touchant de connaitre
les états d’ame de 4 mecs de ces ages là.Trop mignon et belle esthétique.
Bise tendre à vous
Brigitte
En train de regarder « À la légère » sur la 3… Trop bien. A voir et à revoir pour en apprécier chaque moment. Bravo pour votre persévérance Monsieur Bertrand Latouche et merci pour ces instants de douceur…