Thomas Grandrémy fait partie des onze auteurs qui ont participé au Parcours d’auteurs #2. Son projet ? Les Délivrés, un film documentaire sur les livreurs à vélo et leur lutte. Le tournage a enfin commencé. Suivez chaque mois l’avancée de son projet !
Résumé
Damien, Clément et les autres sont coursiers à vélo. Ils livrent des repas pour des sociétés comme Uber Eats et Deliveroo. D’abord séduits par la flexibilité de ces nouveaux jobs, ils ont vite déchanté en découvrant les conditions de travail imposées par ces plateformes. Alors, pour tenter d’échapper à l’aliénation des algorithmes, des coursiers décident de faire bloc. La plupart n’ont jamais manifesté, cette lutte sociale les éveille politiquement, les faits grandir et les amène à prendre position dans une société en tension permanente. Entre luttes et alternatives ils tentent tous à leur façon d’inverser le rapport de force contre ces multinationales à la croissance exponentielle.
Journal de bord #1 : décembre 2019
Presque une année s’est écoulée depuis la fin du Parcours d’auteurs #2. J’en suis sorti avec des intentions plus fortes et un cap que je tiens toujours : filmer de jeunes livreurs des plateformes pendant leurs éveils politiques, leurs prises de conscience et leurs passages à l’acte. Sortir de la précarité tout en défendant un modèle de travail indépendant est un parcours du combattant pour eux. Aucun n’était militant, ils le deviennent sur le tas, par urgence, par nécessité.
Une longue phase de repérage m’a été nécessaire afin de m’immiscer dans cette communauté de coursiers (97% d’hommes) toujours en mouvement. Le turnover est très important dans ce domaine d’activité, je me suis parfois attaché à des jeunes qui ont disparu de la circulation du jour au lendemain.
Après avoir filmé beaucoup de manifestations, j’ai pu identifier les profils qui me touchaient, de part leurs charismes, leurs déterminations ou leurs silences. Je sais que ceux-là resteront dans la livraison encore une bonne année, c’est maintenant qu’il faut être prêt d’eux. Cette récente entrée en production, après avoir obtenu le soutien de France 3 région Pays de Loire, va me permettre de les accompagner au quotidien tout l’hiver dans des conditions de travail difficiles, jusqu’aux beaux jours. Je sais ce que je cherche, mais il faut laisser la porte ouverte aux imprévus, si fréquents. La semaine dernière, Damien, le personnage principal, a chuté pendant une livraison. Deux semaines d’arrêt maladie, non rémunérées, et 200€ de réparation sur son vélo à payer de sa poche. Une nouvelle séquence s’écrit.
Journal de bord #2 : janvier 2020
Damien va mieux, il est remonté sur son vélo après une semaine de repos, les affaires doivent reprendre. La création du syndicat CGT des coursiers à vélo de Loire-Atlantique prend forme. Damien enchaine les réunions avec de nouveaux coursiers qui viennent grossir les rangs des livreurs en colère. Ensemble, ils découvrent le syndicalisme, et les cadres de la CGT qui les accueillent découvrent l’uberisation.
De son côté, Clément, un coursier de Bordeaux que Damien m’a présenté lors d’une manifestation à Paris en septembre, arpente les grands boulevards à toute vitesse. Le contraste est saisissant en cette période de Noël où se croisent les nombreux consommateurs en vacances et les livreurs qui ont refusé d’en prendre. Clément en fait partie, il sait qu’il y aura moins de concurrence avec les autres coursiers. Le téléphone sonne sans arrêt, les courses ne sont pas toujours intéressantes mais il se rattrape sur la quantité. Après une journée de 12 heures, le chiffre d’affaire est convenable.
Nous le suivons durant plusieurs jours à bord d’un scooter électrique avec Victor, le chef opérateur du film. Je conduis le véhicule avec un enregistreur sonore autour du cou pendant qu’il garde un œil sur le moniteur de sa Blackmagic Pocket 4k. Les tournages en livraison sont difficiles, les situations vont très vite, il faut constamment s’adapter, mais nous commençons à être à l’aise avec ce dispositif.
Journal de bord #3 : février 2020
Malgré des mouvements sociaux toujours aussi intenses, le mois de janvier a été calme pour les coursiers. Damien et ses camarades se sont affairés à terminer la création administrative du syndicat, mais j’ai déjà un nombre conséquent d’heures de réunion, j’attends désormais autre chose. Les premières actions ne vont pas tarder à se mettre en place.
De son côté, Damien est tombé malade, une grosse grippe qui l’a cloué au lit 7 jours. Une fois de plus, il a perdu 25% de ses revenus mensuels, avec l’angoisse de voir ses statistiques chuter et donc de perdre des créneaux intéressants.
Mi-janvier, le projet a été sélectionné au Lab Impact du Fipadoc à Biarritz. Deux jours de résidence pour envisager une diffusion du film qui sortirait des canaux classiques : TV et festivals. En mars, Jonathan Slimak, le producteur du film, part pour Genève au FIFDH (Festival du film et forum international sur les droits humains) pour pitcher le film dans une catégorie Impact également.
Journal de bord #4 : mars 2020
Le mois de février à été très dense. Les quatre personnages principaux que je suis, tous connectés entre eux malgré la distance, sont en train d’évoluer. Nous savions en commençant le tournage l’été dernier que filmer des militants engagés dans une lutte sociale allait être chronophage et sporadique, les dizaines d’heures de rushes s’accumulent désormais dans les disques durs… il faut faire des choix.
La lutte bat son plein à Paris avec des blocages surprises de restaurants partenaires de Deliveroo, qui commence à trembler devant la détermination des coursiers fraîchement syndiqués. De plus, l’avocat de Damien, Kevin Mention, vient de gagner un procès aux Prud’hommes opposant un livreur à la firme anglaise. Les juges ont requalifié cet auto-entrepreneur en salarié en exigeant 30 000€ d’indemnités, énorme victoire dans la sphère des militants anti-uberisation. Jérôme Pimot, le personnage parisien, commence à récolter les fruits de la lutte qu’il mène de front depuis 2015. De son côté, Guillaume et ses collègues ont lancé leur plateforme de livraison alternative à Nantes : Naofood. Une activité pas encore rentable, mais déjà dix restaurants ont tourné le dos aux plateformes pour rejoindre cette aventure locale et éthique.
Ce que j’ai écrit il y a un an est à peu près en train de se produire en ce moment, ce qui me réjouit et m’effraie à la fois : comment filmer ces événements importants sans tomber dans le reportage ? Où en est la dramaturgie du film ? Quelles fins possibles ?
Journal de bord #5 : avril 2020
Le virus COVID 19 se propage à grande vitesse depuis quelques semaines, nous entrons dans le pic de l’épidémie, tant redouté. Les rues sont désertes, confinement oblige, mais quelques coursiers continuent de sillonner le centre-ville de Nantes. Livrer des burgers et des pizzas serait-il indispensable en temps de guerre ? Visiblement oui. Les plateformes de livraison refusent de stopper leurs services tout en se déresponsabilisant suite à la publication d’un « guide des bonnes pratiques », encadré par le gouvernement. Conséquence : aucune indemnisation n’est envisageable, sauf si un livreur contracte le coronavirus : 14 jours indemnisés à hauteur de 30€ par jour. Une humiliation absolue pour les travailleurs des plateformes, déjà sur-précarisés.
Damien a décidé de se confiner, il refuse de prendre de si grands risques pour lui et les dizaines de personnes qu’il croise habituellement dans une journée de travail. Il va falloir se serrer la ceinture pendant quelques semaines, il s’appuiera sur son entourage. Guillaume a fermé l’activité de sa société de livraison alternative, Naofood, et est aussi sans revenus. Clément n’a « pas le choix », il continue la livraison à Bordeaux. Il a réussi à se procurer un masque et des sous-gants et essaie d’être le plus vigilant possible pour ne pas ramener le virus chez les clients ainsi que chez ses grands-parents qui l’hébergent temporairement.
Jamais je n’ai ressenti autant de colère et d’indignation de la part des personnages du documentaire. Confiné moi aussi, j’enregistre des appels vidéo et j’incite les livreurs à filmer leurs quotidiens. Un nouveau chapitre du film s’ouvre. Cette crise sanitaire met largement en exergue les limites de l’uberisation de l’économie et montre à quel point les conquis sociaux XXe siècle sont si importants : pouvoir protéger les travailleurs.euses des dangers de la vie. Eux n’ont désormais plus rien. Ils sont totalement laissés pour compte sans protection sociale, certains risquent leurs vies, d’autres leurs comptes en banque. J’ai la gorge serrée en écrivant ces lignes, je viens de terminer une conversation avec Clément que je n’ai jamais vu aussi désabusé. Le long silence qui a clôturé notre échange m’a chamboulé, j’espère qu’il va s’en sortir.
Comment garder ces témoignages brûlants dans mon disque dur sans pouvoir parler de cette situation alarmante avant la sortie du film ? Avec mon producteur et France 3 Pays de la Loire, nous avons décidé de diffuser, en avance et dans l’urgence, un court reportage web pour les réseaux sociaux : https://france3-regions.francetvinfo.fr/pays-de-la-loire/delivres-documentaire-livreurs-velo-heure-du-coronavirus-1803892.html
Journal de bord #6 : juin 2020
Nous avons enfin pu repartir en tournage en duo avec Victor, le chef opérateur du film. Même si Damien a pu toucher une aide de l’État au mois d’avril, le portefeuille est vide et la reprise est nécessaire. De plus en plus de restaurants ont rouvert leurs portes uniquement à la livraison, ce qui assure un chiffre d’affaire minimum, mais l’activité n’a rien à voir avec la période d’avant confinement, il faut rouler plus pour gagner autant.
Nous nous sommes lancés le 25 mai dans une première session de montage avec Aurélien Bonnet qui durera quatre semaines. J’attends beaucoup de son expérience et son regard sur les rushes afin de pouvoir repartir en tournage fin juin avec des intentions claires. Nous nous reverrons pour terminer le montage fin août, puis le film partira en montage son, mixage puis étalonnage courant septembre.
Durant le confinement, j’ai eu le plaisir de recevoir une réponse favorable à la bourse Brouillon d’un rêve de la Scam. Je la reçois comme un formidable encouragement mais aussi comme une pression supplémentaire. Il nous reste quelques mois pour aller au bout du projet, tout cela est très stimulant.
Journal de bord #7 : juillet 2020
Nous sommes toujours en cours de montage avec Aurélien Bonnet. Pour un premier film, je ne pouvais pas être mieux accompagné, le duo fonctionne parfaitement. Il m’apporte le recul nécessaire pour construire la narration du documentaire et muscler la dramaturgie. En tant que monteur, j’ai besoin de mettre les mains dans les rushes pour trouver une forme et une dynamique au film. Aurélien a vite été ouvert à ce sujet, ce qui nous permet de monter sur deux stations en parallèle et de gagner du temps de réflexion.
Je prévois une toute dernière session de tournage au mois d’août ; un an après avoir lancé véritablement le projet, la boucle sera bouclée. Les personnages principaux sont en train de quitter progressivement les plateformes, soit pour prendre une autre voie, soit pour rejoindre des coopératives de coursiers en tant que salariés. Je suis ravi d’avoir pu prendre autant de temps pour ce film, je sais que cela est rare en audiovisuel. J’ai pu suivre de près les nombreuses péripéties qui ont agité la lutte des livreurs tout au long de l’année ainsi que les rebondissements dans la vie de mes personnages, dont beaucoup sont devenus des amis.
Dernière ligne droite avant d’ouvrir un nouveau chapitre : la diffusion. Rendez-vous en octobre pour une avant-première nantaise.