Passeur de cinéma, éclaireur bien connu des salles obscures et désormais acteur incontournable de l’édition à travers la remarquable revue d’entretiens Répliques qu’il a fondée en 2012 et dont il est le directeur de la publication, Nicolas Thévenin prend ici la place de l’interviewé pour raconter la genèse et les arcanes de cette flamboyante aventure ciné-littéraire.
Avant de parler de la revue, peux-tu nous parler de ta naissance au cinéma ?
Le cinéma n’a pas été pour moi une passion de jeunesse. Je n’ai pas vu Les 400 coups à 7 ans en étant touché par la grâce. Comme beaucoup d’enfants de ma génération, ma « culture » était plutôt celle du Club Dorothée, et je nourrissais une intense passion pour les dessins animés japonais. Mes parents n’étaient pas cinéphiles, mais ma mère nous emmenaient, ma sœur et moi, au cinéma tous les week-ends. Je voyais aussi des films, le soir, avec mon père. Il me montrait des Henri Verneuil, des Sergio Leone. Je me souviens avoir vu L’Exorciste avec lui. Mais, enfant, je n’avais pas d’attirance particulière pour le cinéma.
Mon intérêt est né de deux événements : le premier est survenu alors que j’avais 17 ans. Mes parents et moi avons déménagé de la banlieue parisienne au fin fond de la Vendée. Mes passions de l’époque étaient les filles, les scooters et le foot. Nous sommes arrivés en juillet. Je ne connaissais personne. Je m’ennuyais beaucoup et partageais mon temps entre aller à la plage avec ma sœur et regarder des films.
Le second événement a eu lieu à la rentrée scolaire lorsque j’ai rencontré Emmanuel Gibouleau, l’actuel directeur du Cinématographe à Nantes. Emmanuel était déjà très cinéphile. On se prêtait beaucoup de VHS de films enregistrés sur Canal+. C’est vraiment par son intermédiaire que ma curiosité pour le cinéma est née.
Autre élément important : au milieu des années 90, le cinéma asiatique a commencé à être à la mode en France. Cette mouvance prolongeait mon intérêt plus ancien pour les mangas et les dessins animés japonais. Là aussi Canal a joué un rôle déterminant, à travers Le cinéma de quartier de Jean-Pierre Dionnet et Mon Ciné-club de Nicolas Boukhrief. Grâce à eux, j’ai découvert Takeshi Kitano, John Woo, Wong Kar-waï… Et ça m’a ouvert un champ de découverte hallucinant. The Killer, Chungking express, Sonatine sont les quelques films qui m’ont fait devenir cinéphile.
Un peu plus tard, il y a eu la grande période de l’Apollo à Nantes. Entre 1997 et 2000 j’ai vu énormément de films. Je me souviens notamment de la monumentale rétrospective Tsui Hark. Le cinéma asiatique a été la première voie dans laquelle ma passion du cinéma s’est engouffrée. Ces films m’ont conduit à découvrir Ozu, Kurosawa, Mizoguchi. À remonter le temps.
Ma fréquentation assidue du Cinématographe, du Katorza, du Festival des 3 continents a continué de construire ma cinéphilie et aujourd’hui je ne peux que constater l’infinie étendue des champs cinématographiques à explorer.
Comment est né ton désir de créer une revue d’entretiens ?
J’ai toujours eu un goût particulier pour le recueil de la parole, quelle qu’elle soit. Cette passion clairement est liée au medium de la radio, avec une nette préférence pour la parole plutôt que la musique. Elle remonte aux souvenirs que j’ai des dimanches ou des vacances passés chez mes grands-parents maternels qui écoutaient la radio en permanence.
Après le lycée, j’ai entamé un cursus de sociologie à Nantes. Un des exercices consistait à faire des entretiens, notamment dans le monde du travail, avec des agriculteurs, des ouvriers, etc. J’ai pris un immense plaisir à recueillir la parole, à faire parler les gens, et j’ai réalisé que j’avais peut-être du talent dans cette voie-là.
Associée à ma cinéphilie naissante, l’idée de créer une revue de cinéma est venue assez tôt, vers 20 ans. Ça a pris près de 15 ans pour que la revue existe matériellement et financièrement, mais l’idée est ancienne.
Durant ces 15 années, en parallèle de mes études, je me suis engagé dans plusieurs structures associatives, principalement nantaises. Dans ce même temps, j’ai commencé à faire de la radio, en co-animant l’émission Travelling avant sur Jet FM, avec Mélanie Legrand et Dany Morel.
Ce qui me plaisait dans cette aventure n’était pas tant le traitement critique des films en salles que la possibilité de jouer avec la matière, les archives, la musique… J’abordais la préparation, l’organisation, l’enregistrement, le montage et la diffusion d’entretiens sous l’angle de la création, et non de la critique. L’idée était de ne jamais faire quelque chose qui ressemble au Masque et la Plume !
Mais après 10 ans de radio, je commençais à me sentir un peu à l’étroit et j’ai décidé de lancer Répliques en 2012, suite à ma rencontre avec Morgan Pokée (critique de cinéma et programmateur du Concorde de la Roche-sur-Yon).
Dans quelles conditions Répliques a vu le jour ?
J’avais une idée précise de la ligne éditoriale mais ce projet n’avait pas encore de forme précise dans mon esprit. J’ai donc sollicité Lilabox et travaillé avec Alice Hameau, l’actuelle directrice artistique de la revue. Alice a donné une forme graphique concrète à la revue, et le volume de cinq entretiens par numéro, présentés de manière sérielle avec la même double page d’ouverture s’est vite imposé à nous.
L’autre impulsion a été une réaction à la presse existante : je constatais que, sur un versant, il y avait les revues-guides du consommateur (Première, Studio, Ciné Live…) et de l’autre les revues-critiques (Les Cahiers, Positif), mais il n’y avait pas de revue intermédiaire.
J’ai voulu penser Répliques dans cet entre-deux qui correspondait à une revue que j’avais envie de lire. Et l’idée était de proposer des formes d’entretiens dégagés de toute intention promotionnelle. Ceci dit, l’actualité on y raccorde toujours. Quand on rencontre un cinéaste il est toujours soit en train d’écrire, soit il a un film qui va sortir… Mais l’idée était de rencontrer un artiste ou un technicien, de manière privilégiée, pour engager un dialogue approfondi autour de son travail.
J’ai donc fait l’inventaire des revues consacrées aux entretiens cinématographiques dans le monde francophone, et il n’y en a pas.
J’avais aussi envie de faire les choses en toute indépendance, de m’affranchir du passage par l’attaché de presse pour avoir quinze minutes avec Michel Mann. Ce dispositif concurrentiel n’a à mes yeux aucun intérêt parce qu’il donne lieu à des entretiens superficiels et formatés.
Je me souviens qu’au début, nous demandions quatre heures d’entretiens et les attachés de presse nous disaient : « Vous plaisantez ? ». Face à ces réactions, nous avons négocié directement avec les réalisateurs. Et les choses ont changé puisque les attachés de presse disent aujourd’hui aux cinéastes : « C’est pas mal d’être dans Répliques… ».
Comment préparez-vous vos entretiens ?
Répliques est un collectif. Chaque personne impliquée contribue à la richesse de la revue. Au départ, il y avait Morgan Pokée et Tifenn Jamin. Aujourd’hui, je travaille avec Erwan Floch’lay et Charles Tatum Jr. avec lesquels nous constituons le triumvirat de la revue, ainsi que de nombreux collaborateurs plus ou moins réguliers.
Pour la préparation, chaque cas de figure est différent. Par exemple, avec Mahamat Saleh Haroun, cinéaste tchadien, la discussion a commencé le 23 décembre 2007 lorsqu’il est venu pour l’avant-première nantaise de son film Daratt. On s’est retrouvé à la Cigale pour la conférence de presse où nous étions deux : Arnaud Bénureau et moi, et on a sympathisé. Quand Répliques a été créé je savais qu’Haroun ferait partie du sommaire. L’entretien a été réalisé cinq ans après notre première rencontre.[1]
Bertrand Bonello, je l’ai rencontré à l’avant-première de De la guerre au Katorza. Là encore, j’ai bénéficié de conditions idéales pour le rencontrer et échanger longuement avec lui, puisque j’étais seul à la conférence de presse organisée par Cécile Menanteau. Quand on a lancé Répliques avec Morgan, qui est aussi un admirateur de Bonello, on lui a immédiatement proposé un entretien. Pour Assayas, on se connaissait déjà. On s’est vu deux fois deux heures pendant le festival de la Rochelle.
Christophe Honoré, c’était un fantasme. J’ai toujours aimé ce cinéaste, notamment pour les Chansons d’amour et Dans Paris… passion que nous partagions avec Morgan. A l’époque Honoré préparait Les Métamorphoses et nous l’avons contacté pour faire un entretien.
Y a-t-il une ligne claire et commune pour définir le sommaire et l’approche des entretiens ?
Notre ambition est de donner à lire des récits. Nous avons ce souci de nous adresser à un lectorat mixte, cinéphile ou non-cinéphile. Notre grande satisfaction est de donner à découvrir un cinéaste méconnu.
Nous avons beaucoup de discussions sur la manière d’aborder les entretiens. Charles et Erwan sont peut être davantage intéressés par les commentateurs et moi par les faiseurs. Ce qui m’intéresse quand je rencontre un cinéaste, un technicien ou autre, c’est de comprendre comment le cinéma se fabrique. Par exemple, nous avons publié un entretien avec Sébastien Betbeder. Betbeder n’est pas un théoricien, il ne conceptualise pas son cinéma. J’ai lu un entretien réalisé par un étudiant de Rennes, Mathieu Champalaune, qui balaie toute la filmographie de Betbeder sous l’angle de la « cuisine interne » et c’est tout à fait le type de questionnement qui m’interroge. Betbeder m’intéresse parce il est représentatif d’une génération de cinéastes qui enchaînent les films, qui les font, et ont l’audace de sortir du territoire français pour les faire.
Mais si le processus de création est mon axe de questionnement favori, les entretiens plus théoriques sont aussi passionnants, notamment celui avec Stéphane Bouquet. Celui avec Philippe Azoury, mené par Erwan Floch’lay, est très convaincant.
Si ma préférence va vers la fabrication plutôt que la réflexion, c’est que, de mon point de vue, l’expérience personnelle, subjective du réel est infiniment supérieure à l’émotion esthétique. Les formes de l’art ne sont que peu de choses comparées à ce que l’expérience du réel peut procurer. C’est comme dans Yi Yi d’Edward Yang : il y a un personnage qui dit que depuis que le cinéma existe on vit deux fois plus. C’est exactement ce que je ressens. Depuis que j’ai commencé à aimer le cinéma j’ai l’impression de vivre deux fois plus. Les films de Denis Côté m’ont emmené à Montréal. Café-Lumière, à Tokyo. Si la revue nous a emmenés à Lisbonne, à Madrid, à Montréal ou Tokyo, et bientôt à Palerme, nos moyens sont néanmoins limités. Si ça ne tenait qu’à notre désir, nous irions à L.A. tous les mois. Voir un film intensifie mon désir d’aller vers le réel et d’en faire l’expérience. Et aimer un film me donne naturellement envie d’aller vers celui ou celle qui l’a fait pour savoir comment il l’a fait.
Quelle est l’économie de la revue ?
Au début, j’ai engagé de l’argent personnel. Les premières années nous avions une économie assez peu rationnelle. Maintenant ça s’est stabilisé, mais chaque numéro est un coup de poker. Aujourd’hui nous avons une subvention de la Région (que j’ai eu l’agréable surprise de voir augmentée cette année), aide qui représente la moitié de notre budget annuel. Le reste est amorti par les ventes. Un peu de pub et des interventions en festivals complètent ce financement. Mais hormis la graphiste, personne n’est payé. Le tirage de Répliques est économiquement limité à 500 exemplaires. Son lectorat est en partie universitaire. Je connais quasiment tous les acheteurs de la revue. Comme le dit Laurent Mareschal à propos de son label Havalina Records, nous faisons du commerce de détail.
Quelle place occupe Répliques dans le paysage de l’édition ?
Même si nous ressentons certaines limites à être en région, nous occupons de plus en plus de terrain dans l’ouest. Nous avons progressivement développé des partenariats avec les festivals de la Rochelle, du FIF85, du festival des 3 continents, du festival Travelling à Rennes, des Reflets du cinéma en Mayenne, bientôt Zones portuaires à Saint-Nazaire. Nous sommes de plus en plus sollicités par des distributeurs et animons régulièrement des rencontres au cinéma l’Archipel à Paris.
Bien que ce ne soit pas le cœur du projet nous voulons faire valoir et développer notre expertise en matière de médiation cinématographique. Grâce à notre collaboration avec Roland Carrée, Répliques est également considéré aujourd’hui comme un observatoire majeur du cinéma marocain.
Quelle est l’actualité de Répliques ?
Le nouveau numéro est sorti début avril, avec un sommaire composé d’Eugène Green, Sébastien Betbeder, Bruno Podalydès, Philippe Azoury et Touda Bouanani. Nous serons partenaires du Sicilia Queer Film Festival début juin, au cours duquel nous mènerons des entretiens avec Claire Simon, et avons déjà entamé la fabrication du prochain numéro, qui sortira à l’automne. Répliques va par ailleurs être diffusé au Maroc, et nous sommes en train de travailler à l’organisation d’un séminaire autour des nouvelles revues de cinéma.
Quel serait le sommaire idéal de Répliques ?
Chaque numéro est un numéro idéal ! Mais, incontestablement, le grand horizon de Charles et Erwan, c’est Godard ! Le sommaire idéal serait pour moi composé de gens essentiels à mes années de formation cinéphilique : Shinya Tsukamoto, Wong Kar-Wai, Tsui Hark, Scorsese… Il n’y a, dans l’absolu, pas de clivage, et le sommaire idéal serait celui qui pourrait mettre en parallèle, pour accentuer le trait, la parole de Paul Thomas Anderson et celle de Vincent Pouplard. Un cinéaste est un cinéaste, quel que soit son contexte de travail.
Mais parce qu’il a amplement participé à mon éveil au cinéma grâce à ces clips, j’ai déjà réalisé un rêve avec le premier hors-série dédié à Michel Gondry. Avec Morgan, Gondry nous a accordé cinq longues sessions d’entretiens !
Répliques est-il un tremplin pour toi ou une fin en soi ?
A titre personnel, je rencontre les gens de cinéma, et m’intéresse à la fabrication des films, non pas pour passer à la réalisation, mais, chose inavouable, pour passer devant la caméra, même si je pense n’avoir aucun talent en la matière. L’an dernier, j’ai tourné dans un court pour Shanti Masud (Jeunesse), avec Barbara Carlotti, JP Nataf et… Bernard Minet. Je me souviens aussi d’être assis à côté de Rebecca Zlotowski au moment où elle préparait le casting de Planetarium. Elle me dit qu’elle cherche un type, un peu moins de la quarantaine, pour un rôle important. Je lui ai répondu que ça m’intéressait. Mais elle a préféré Louis Garrel…
[1] Et depuis notre amitié continue. J’ai invité Haroun à Nantes le 26 avril pour qu’il vienne présenter son premier roman à la librairie de Charlotte Desmousseaux, La Vie devant soi, puis son dernier film au Cinématographe.
Propos recueillis par Giulia Boccato-Borne et David Zard
Crédits photos : Philippe Lebruman (portrait de Nicolas Thévenin) et Alice Hameau (photos des doubles-pages des numéros 4 et 5 de la revue)