
Entretien avec Moïra Chappedelaine Vautier, productrice, par Cécile Ousset, exploitante au Cinéma le Gén’éric et membre du conseil d’administration de La Plateforme – mars 2021.
Moïra Chappedelaine-Vautier est productrice de documentaires pour la société CIAO Film. Il y a deux ans elle a décidé de venir s’installer au milieu des vignes avec sa famille, tout près de Château Thébaud.
Spécialisée dans la restauration de films de patrimoine, elle finit actuellement la supervision de la restauration de Marée noire et colère rouge, documentaire réalisé par ses parents, René Vautier et Soazig Chappedelaine. Tourné en 1978 en 16mm, le film raconte le naufrage du supertanker Amoco-Cadiz qui a déversé 230.000 tonnes de pétrole au large du Finistère et la campagne d’information mensongère qui suivit l’accident ainsi que ses conséquences écologiques désastreuses sur les côtes Bretonnes.
Peux-tu nous raconter ton parcours professionnel ?
J’ai commencé à la télévision, en élaborant les dossiers de presse pour l’émission Un an de plus sur Canal +, et ensuite sur France 3. Puis, j’ai suivi deux formations continues : une formation technique de JRI et un DESS en cinéma documentaire.
Après cela, j’ai travaillé dans la production de films documentaires pendant près de 10 ans, j’en ai réalisé trois et en 2011 je me suis associée à la société CIAOFILM en tant que productrice. Nous avons notamment produit le documentaire Coby de Christian Sonderegger, soutenu par l’ACID en 2018.
C’est au moment de la production de Coby qu’une une amie directrice de production m’a proposé de me lancer dans la direction de post-production de fictions, et j’ai adoré ça ! C’est une étape qui fait partie intégrante du processus de fabrication du film en documentaire mais qui n’est pas du tout appréhendée de la même façon en fiction. Je me suis en effet retrouvée à un endroit de la fabrication des films où les réalisateurs peuvent parfois se sentir abandonnés. Après l’énergie du tournage, le producteur est déjà parti sur un autre projet et le réalisateur se retrouve un peu seul face à ses images. Les premiers retours de visionnages peuvent être assez déstabilisants… Chez Rouge International, à Paris, j’ai vraiment trouvé ma place en tant que directrice de post-production sur des projets français et internationaux, tout en continuant de développer mes projets de documentaires avec CIAOFILM.
Qu’est-ce qui a amené une bretonne comme toi à s’installer en région Pays de La Loire ?
Je suis née et j’ai vécu en Bretagne jusqu’à mon adolescence. Je suis ensuite partie vivre à Paris et j’y ai commencé ma vie professionnelle. Mais j’ai toujours gardé un lien très fort avec la Bretagne, j’y ai travaillé un peu et réalisé deux des films que j’ai tournés. J’avais comme beaucoup de parisiens le doux rêve de quitter la capitale un jour. Et puis il y a eu un déclic en 2018.
Mon expérience chez Rouge International a duré 4 ans, elle s’est achevée avec beaucoup de pression car nous avions simultanément deux films à Cannes ! Et pour une directrice de post-production, ça veut dire pas mal de nuits blanches ! Nous présentions le film d’Alejandro Fadel Meurs, monstre, meurs – pour lequel j’étais partie en tournage en Argentine et dont la post-production avait été faite en France – et également Le Procès de Mandela et les autres, un long métrage documentaire construit à partir des 250 heures d’archives sonores du procès de Rivonia et illustrées par 40 minutes d’animation. Le tout monté et animé en quelques mois pour être prêt pour Cannes. Ce début d’année 2018 a été extrêmement riche mais épuisant !
Cela faisait déjà un moment que l’on parlait de partir avec ma famille, avec la volonté pour ma part de ralentir le rythme, ce que je n’arrivais pas du tout à faire à Paris. Nous avions envie de nous rapprocher de l’océan. J’étais à ce moment-là en train de restaurer deux documentaires que mon père a tournés en région dans les années 70 – Quand tu disais Valéry, à Trignac et Quand les femmes ont pris la colère, à Couëron – alors je me suis dit « c’est un signe », et nous sommes arrivés en Pays de la Loire, dans le vignoble nantais !
Quand les femmes ont pris la colère de Soazig Chappedelaine et René Vautier, 1977
Pourquoi t’es-tu lancée dans la restauration de films de patrimoine ?
J’ai baigné dans le documentaire depuis toute petite… Mon père, René Vautier, a créé au début des années 70 la première société de production de films en Bretagne qui s’appelait l’UCPB – Unité de Production Cinéma Bretagne. À l’époque leur slogan était simple : refléter la parole de celles et ceux à qui on refuse l’accès aux moyens d’expression. Une conception d’un cinéma d’intervention sociale, c’est-à-dire d’un cinéma qui reflète une réalité pour agir sur cette réalité.
Le premier film que j’ai restauré est Avoir 20 ans dans les Aurès (1972), car je venais de récupérer les droits du film après 25 ans de blocage juridique. La copie restaurée a été sélectionnée à Venise Classics en 2012 puis il est ressorti en salles à l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie. Quand j’ai commencé à mettre les mains dans la restauration, ça a été une révélation, un vrai coup de foudre pour la pellicule. Tous ces films, tournés dans des conditions difficiles, abîmés par une vie de projections aux quatre coins du monde, conservés dans des conditions extrêmes, revivaient tout à coup grâce au savoir-faire des technicien.ne.s des laboratoires.
Depuis 10 ans maintenant, je travaille avec l’aide du CNC, et parfois de la cinémathèque de Bretagne ou de la Cinémathèque française, pour tenter de sauver et de restaurer ces films qui témoignent de certaines grandes luttes de la seconde moitié du 20e siècle : anti-coloniales, féministes, sociales, écologiques…
Parlons de ce qui fait ton actualité professionnelle aujourd’hui…
Tout récemment, j’ai fini la restauration de Quand les femmes ont pris la colère, qui a été sélectionné à Cannes Classics l’année dernière, l’édition 2020, celle qui n’a pas eu lieu… L’histoire du film est celle de femmes d’ouvriers de l’usine Trefimetaux de Couëron (usine du groupe Péchiney Ugine Kuhlmann) qui, pour marquer leur solidarité avec leurs maris en grève, envahissent le bureau du directeur et obtiennent en deux heures ce qu’on leur refusait depuis des mois. Mais la direction porte plainte et douze d’entre elles sont inculpées pour séquestration. Le film suit ces femmes durant le combat judiciaire qu’elles vont mener pendant 18 mois, avec la prise de conscience politique qui va en émerger. La lutte collective et la lutte intime se rejoignent et libèrent la parole des femmes qui parlent d’elles-mêmes, de leurs problèmes de couple, de leur vie de famille, de leur quête d’émancipation en prise avec leur travail, leur vie de femme, la vie ouvrière. Le film devait sortir en salles, et je pensais pouvoir animer des débats autour des projections, c’était une occasion de prendre contact avec le réseau de salles des Pays de la Loire… Pour le moment, c’est compromis mais ce n’est que partie remise.
Aujourd’hui je suis en train de valider la première version d’étalonnage de Marée noire et colère rouge. Ce film a une valeur particulière pour moi : c’était « mon premier tournage » à l’âge de deux mois, mes parents m’emmenaient avec eux pour tourner alors que tout le monde était en train de déguerpir tellement ça puait le mazout sur les côtes bretonnes ! Le film raconte la gestion d’une crise sanitaire et écologique, les mensonges de l’Etat en période pré-électorale… C’est troublant de le voir aujourd’hui, il fait tout à fait écho avec la période que nous vivons.
Marée noire et colère rouge de René Vautier, 1978
C’est ce que j’aime dans ces films : ce sont de vrais objets de débat lors des projections en salle : ils parlent du passé mais résonnent toujours dans l’actualité. Et parfois, c’est même plus facile de parler de l’actualité avec des supports comme ceux-là plutôt que sur des faits qui seraient encore trop « à chaud ».
Quels ont été les impacts du contexte Covid pour toi ?
Début 2020, je travaillais en production sur un premier film italien, Piccolo Corpo, avec des effets spéciaux SFX (sur le tournage) et VFX (en post-production). Le tournage, en Italie, a été arrêté deux fois. Mais nous avons finalement réussi à boucler le tournage et la post-production commence avec un an de retard…
Puis il y a eu Quand les femmes ont pris la colère qui était prêt pour Cannes et qui n’a pas pu y aller…
À titre personnel, cela m’a permis de remettre à plat mes priorités en mettant un coup d’arrêt assez net dans une course effrénée… Quitter la région parisienne était pour moi une façon de me mettre en danger, de rebattre un peu les cartes, et cette période m’a confortée dans l’idée que j’avais eu raison d’être partie.
Aujourd’hui j’ai le sentiment qu’il y a un champ des possibles qui est là, devant nous…
En temps normal, je travaille beaucoup avec les salles, tant pour les documentaires que je produis que pour ceux que je restaure. Et dans ce contexte, la problématique de la diffusion est un enjeu énorme. Cela ne m’a jamais paru difficile de faire des films, en revanche pour que ces films atteignent le public, c’est plus compliqué. Même le public cinéphile (je prends mon propre exemple) ne s’est pas forcément rué en salles entre les deux confinements… Sur cette question des sorties en salles : il va falloir qu’on arrive à se réinventer. Avec Les Mutins de Pangée (éditeur DVD/VOD et distributeur) avec qui j’ai l’habitude de travailler et qui ont lancé récemment une plateforme VOD nommée CinéMutins, nous réfléchissons à la meilleure manière d’articuler les sorties de ces « petits » documentaires sur lesquels nous avons l’habitude de travailler. Ce sont des films qui vont probablement être écrasés à leur sortie, au moment où la machine va se remettre en marche, avec les 400 films qui attendent de sortir… Comment faire pour que les exploitant·e·s et les plateformes, qui jusqu’alors se sentaient en concurrence, se disent : on ne touche pas forcément le même public, on peut imaginer des choses ensemble ? Et c’est sûrement la seule manière d’arriver à s’en sortir, par exemple des séances en plein air, des débats dématérialisés… Je trouve cela assez excitant ! Et j’ai l’impression, ou je caresse l’espoir, que cette capacité d’innovation est plus forte dans les régions.
Quels besoins ressens-tu pour améliorer la filière en région Pays de la Loire avec ton regard de productrice professionnelle ?
J’ai eu la chance de travailler sur plusieurs projets internationaux ces derniers temps, qui étaient portés par des producteurs régionaux et soutenus évidemment par des Régions. Le dernier en date, produit par Fred Premel de Tita Productions, devrait sortir en salles au deuxième semestre 2021 : Les Sorcières d’Akelarre de Pablo Aguerro. C’est une co-production basque (espagnol et français), bretonne et argentine. Le film s’est tourné dans le pays basque espagnol et français, et il est en langue basque et en espagnol. La post-production s’est répartie sur tous les pays co-producteurs : l’Espagne, la France et l’Argentine. Pour moi, ce film est typiquement le reflet d’une volonté politique de la Bretagne de soutenir des projets ambitieux et de s’ouvrir à l’international. C’est un film qui a eu 9 nominations et 5 prix aux Goyas en Espagne et a été sélectionné au Festival de San Sebastian.
Avec le film Meurs, monstre, meurs nous avons travaillé avec un producteur aquitain et le film était soutenu par la Région Aquitaine. Nous avions une obligation de dépenses en région mais le film étant tourné 100% à l’étranger, nous ne pouvions faire ces dépenses que sur la post-production… Nous avons fait nos premières recherches de partenaires techniques en 2017 et, à l’époque, les structures régionales n’étaient pas à la hauteur d’un film de fiction avec des ambitions cannoises. J’en ai discuté avec mon interlocuteur à la Région pour lui expliquer la situation : je n’étais pas prête à « sacrifier » la qualité sur l’autel de mes obligations de dépenses. Finalement, nous avons eu beaucoup de chance car entre temps, un laboratoire de post-production s’est monté, avec deux jeunes très compétents qui ont tout de suite compris nos exigences techniques. C’était un peu risqué car la structure était vraiment toute jeune, mais cela s’est très bien passé.
Le développement de la filière audiovisuelle et cinématographique est un enjeu important pour une région : certaines régions ont clairement la volonté politique de soutenir et d’accompagner ce développement en s’appuyant sur les énergies, les techniciens et les structures implantées dans le territoire. Que ce soit clair : nous ne sommes pas des saltimbanques ! On parle bien d’une filière professionnelle. Les politiques régionales se doivent d’être une des clés du développement et de la professionnalisation de la filière.
Dans les années 70, en plein exode rural, quand a été créée l’Unité de Production Cinéma Bretagne, tout au bout de la Bretagne – alors qu’aucune société de production en région n’existait (ou presque) – leur ambition était simple : « on veut vivre et travailler sur notre territoire ». J’ai hérité de cette philosophie. A l’époque, la centralisation était telle que c’était considéré comme une folie… Mais ce qui était folie est devenu réalité quarante ans plus tard : la production en région existe et c’est une filière économique qui génère de l’emploi.
Consolider cette filière, c’est l’accompagner dans son développement pour que les jeunes professionnel·le·s d’aujourd’hui ne se disent pas que pour travailler, il faut aller à Paris, mais pour que dans 10 ans ils soient devenus des seniors qui forment les autres. Il y a ici plein de belles choses sur lesquelles s’appuyer, je pense par exemple aux festivals, Premiers Plans d’Angers, Le Festival du Cinéma Espagnol, ou le Festival des 3 Continents et en particulier les ateliers Produire au Sud qui pourraient être un des leviers pour développer une filière de post-production pour des films internationaux. Pour le moment, d’après ce que j’ai pu identifier en Pays de la Loire, cette capacité de post-production cinéma n’existe pas encore…
Je suis convaincue qu’il faut une volonté politique forte pour accompagner le développement de la filière professionnelle en région : un film c’est un projet qui se construit sur le moyen terme, qui fait appel à des savoir-faire multiples et variés – l’écriture, le tournage, la post-production, la diffusion, etc. – et qui continue sa vie ensuite et peut avoir des répercussions pour le territoire à différentes étapes de sa fabrication. Nous avons tout·e·s à y gagner !